Lettre de Jean FABRE aux élus de la Région des Pays de la Loire
Pour de nouveaux indicateurs de richesses en Pays de la Loire
Lettre de Jean FABRE aux élus de la Région des Pays de la Loire
Genève, le 22 septembre 2010
Mesdames, Messieurs,
Permettez‐moi de vous adresser personnellement quelques réflexions concernant l’initiative du Conseil Régional pour de nouveaux indicateurs de richesses en Pays de la Loire.
Elle répond au besoin de mieux prendre en compte ce qui est essentiel dans la vie des populations de la Région. Mais elle fournira aussi des outils pour affronter les mutations sans précédent en cours dans le monde, ainsi que celles de grande ampleur que devront affronter les générations à venir. Ces mutations vous sont familières puisqu’elles sous‐tendent notamment les mesures prises pour aller vers un développement durable. S’il est nécessaire de les rappeler, ce n’est pas parce qu’il faut les craindre, mais au contraire parce qu’elles viennent conforter votre décision d’engager un processus de démocratie participative visant à faire émerger du territoire les nouveaux repères qui permettront de piloter avec pertinence et efficacité l’action politique, sociale, économique et environnementale en ce début du 21ème Siècle.
Votre démarche m’apparait en effet doublement visionnaire.
D’abord parce qu’elle procède d’une approche positive qui repose en premier lieu sur votre désir d’œuvrer pour le « mieux vivre » (et non par crainte de dangers qui nous guettent), et par ailleurs sur la conscience qu’il est possible de lever les obstacles au « bien vivre » en inventant de nouveaux modèles basés sur une conception des rapports humains plus conforme aux valeurs et aspirations profondes des individus, et tenant compte des générations futures.
Ensuite parce qu’il est clair que dans notre monde plus peuplé et plus complexe que celui du siècle passé, la solution des problèmes les plus pressants passe par la participation et la responsabilisation de tous et de chacun. C’est particulièrement vrai sur les questions environnementales pour lesquelles ceux qui ne font pas leur part de l’effort requis empêchent d’atteindre collectivement le résultat voulu. Le temps n’est plus aux solutions qui viennent « d’experts », même si leur apport est utile, mais à l’appropriation par tout un chacun, car il s’agit aussi de changer des comportements.
Il s’agit désormais moins de convaincre de la justesse d’une mesure à prendre que :
‐ d’informer davantage sur les mécanismes à l’œuvre et les enjeux,
‐ d’animer la réflexion pour que tous ceux qui sont concernés comprennent de quoi il retourne et quelles sont les valeurs sous‐jacentes à chaque option,
‐ d’assurer que les solutions surgissent d’une véritable « création conjointe » par les intéressés plutôt que d’une classique « consultation » sur ce qui a été décidé unilatéralement par les autorités.
En d’autres termes, vous contribuez à la double émergence d’une nouvelle citoyenneté et d’une nouvelle gouvernance. En cela, vous êtes radicalement modernes.
Ce que je souhaitais faire comprendre par ailleurs est que même si votre initiative venait à se heurter à des scepticismes ou des conservatismes, même si vous n’arriviez pas à emporter d’emblée l’adhésion de tous, votre démarche finira par s’imposer d’elle‐même. En effet, les crises en devenir et les transformations en cours feront apparaître tôt ou tard la nécessité de changer de cap, donc de repères, et de le faire avec l’adhésion de tous sous peine d’échouer.
Comme il est toujours préférable de réfléchir et construire quand nous vivons dans un calme relatif plutôt que de s’y mettre au milieu des difficultés, votre démarche vient à point nommé. Et l’Histoire vous fera justice d’avoir été pionniers en la matière.
Il faut changer d’indicateurs
Certains des principaux indicateurs qui ont servi à définir une grande partie des politiques économiques et qui ont conditionné nombre de mesures sociales, ont en fait contribué aux excès et injustices qu’il faut maintenant réparer. C’est pourquoi il faut les remplacer par d’autres plus lisibles, et plus pertinents. Le PIB est l’un d’entre eux. C’est un indicateur qui risque d’égarer car il additionne les dépenses utiles et la réparation des dégâts. Il progresse donc avec certaines destructions. De plus, il ne prend pas en compte le travail domestique et le bénévolat ; il ne renseigne pas sur les inégalités ; il ne reflète pas les atteintes au patrimoine ; il peut croître à mesure que disparaissent des ressources naturelles indispensables à la vie ; et bien qu’il nous renseigne sur le niveau des échanges, il reste muet sur la qualité de ce qui est produit et de nos vies. Comme il occupe une place prépondérante sur le tableau de bord servant à piloter l’action publique, il n’est pas étonnant qu’il mène parfois à des décisions qui génèrent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. De même, il ne nous aide pas à formuler les questions d’une façon qui permette de sortir des schémas classiques inopérants pour inventer de nouvelles réponses adaptées à la société du 21ème siècle. C’est ainsi par exemple qu’il fait croire à la nécessité d’augmenter sans cesse la quantité et la valeur des marchandises et services échangés pour répondre aux besoins individuels (l’emploi, par exemple) et pour financer les dépenses publiques alors que des approches plus respectueuses de la nature et des gens sont possibles pour mieux vivre.
Il est donc essentiel d’apporter beaucoup de soin à construire des indicateurs qui permettent de décoder sans ambigüité les situations, et qui n’égarent pas.
Ces indicateurs doivent refléter les valeurs profondes de la société, et donc nous inciter à ne pas confondre les objectifs et les moyens. Par exemple, à bien y regarder, l’augmentation du PIB n’est pas un objectif en soi. Il est préférable de voir au cas par cas quelles conditions doivent être réunies pour régler les problèmes à résoudre, ce qui permettra de comprendre ce qu’il faut faire croître ainsi que ce qu’il faut tout simplement faire différemment.
De même, les nouveaux indicateurs doivent nous permettre non seulement de savoir si nous sommes sur la bonne voie vers le nouveau cap, mais aussi quelle distance il nous reste à parcourir.
Sinon, le risque est grand de prendre des mesures insuffisantes par rapport aux objectifs à atteindre.
L’action territoriale peut servir de laboratoire.
Définir un nouveau cap, donc de nouveaux repères, répond à la fois au beau projet de faire naître davantage de convivialité régionale et de cohérence, et au besoin d’anticiper les grands défis de notre temps – parmi lesquels la nécessité :
‐ d’affranchir nos sociétés de leur dépendance des énergies fossiles qui s’épuisent ;
‐ de réduire de 80% d’ici 2050 la part humaine de la production de gaz à effet de serre qui contribuent à dérégler le climat ;
‐ de réduire les inégalités qui n’ont cessé de se creuser dans et entre les pays, empêchant de prendre soin de nos patrimoines naturels communs et créant des tensions sociales ingérables dans un monde désormais ouvert et communiquant ;
‐ de minimiser les contrecoups de l’ajustement social et économique mondial qui a démarré avec les « délocalisations » d’entreprises et qui se poursuivra jusqu’à ce que règne davantage d’homogénéité ;
‐ de produire et consommer différemment car on ne peut indéfiniment consommer en 12 mois des ressources naturelles qui mettent 14 mois à se reconstituer ;
‐ d’assurer à chaque être la vie digne que lui garantit la déclaration universelle des droits de l’homme puisque les connaissances et ressources de la planète le permettent désormais.
Notre société est insérée dans un monde où la croissance démographique nous a fait toucher les limites des ressources disponibles et de la capacité de l’environnement à absorber les pollutions.
Avec 6,7 milliards de semblables sur la planète (et huit milliards en 2025), nous dépendons désormais tous de la capacité des autres êtres humains à prendre soin des ressources naturelles communes et à ne pas vivre dans la démesure. L’époque n’est donc plus à la concurrence, mais à l’action conjointe ou concertée. A terme, il sera inéluctable (à l’ONU, au G20, à l’OMC et ailleurs) de repenser le pacte environnemental, le pacte social et le pacte économique qui lient l’humanité. Se posera donc la question des valeurs que nous avons en commun. Votre démarche tente d’ores et déjà d’apporter une réponse, en partant du territoire dont vous avez la charge. Elle pourra constituer un exemple.
En établissant de nouveaux repères par la concertation la plus vaste, vous favoriserez l’innovation sociale et l’innovation économique, vous préserverez mieux l’environnement, et vous construirez en Région des résiliences aux chocs à venir quelle qu’en soit la nature.
En osant de nouvelles façons de penser, vous êtes gagnants.
Votre démarche est gagnante car quelles que soient les divergences qu’elle mettra à jour, elle créera du dialogue et de la cohésion, elle rapprochera les élus territoriaux des populations et acteurs divers, elle donnera une légitimité forte aux politiques régionales, et elle permettra d’intégrer les actions sectorielles dans un ensemble de surcroît en phase avec ce qui tient réellement à cœur aux habitants. Elle vous fournira un état des lieux inédit à côté des statistiques dont vous disposez déjà, élargissant votre connaissance du tissu local et vous faisant entrer dans des dimensions plus fortes et plus humainement essentielles trop peu abordées en politique. Prenant appui sur les soucis et les joies qui font le quotidien des gens et sur leur créativité, elle permettra de mieux y répondre. Elle ouvrira des pistes pour faire croître l’économie sociale et solidaire, forger de nouvelles alliances entre acteurs du territoire autour d’objectifs identifiés comme réellement prioritaires, et pour offrir aux entreprises, institutions et associations des références leur permettant de « situer » leur action. En bref, elle donnera du sens !
Je ne peux donc que vous inviter à faire de la phase qui s’ouvre bien plus qu’un simple temps clos de production de nouveaux outils. Ce qui se dira dans cette phase reflètera en partie les impasses conceptuelles héritées du passé car il faut du temps pour libérer la pensée de ses entraves, comprendre ce qui va et ne va pas dans les rapports que nous avons établis dans les diverses sphères de la vie, faire murir les idées, et créer de nouvelles convivialités. Il y a fort à gagner poursuivre la démarche, et en faire un processus continu de maturation, qui demandera peut‐être d’ailleurs de réajuster de temps en temps le cap et les repères.
Lorsqu’à l’ONU nous avons promu le recours à de nouveaux repères en proposant l’indicateur du développement humain et quelques autres pour compléter le tableau de bord des diverses sociétés à travers le monde, il s’agissait de mettre l’être humain et son épanouissement au cœur de l’action publique et du développement dans toutes ses dimensions – y compris pour les générations à venir.
C’est tout l’honneur de la Région des Pays de la Loire que d’être le creuset d’une action publique désormais déterminée à comprendre comment conjuguer toutes les politiques au service d’un authentique épanouissement individuel et collectif.
Soyez‐en remerciés.
Jean Fabre
Consultant international,
Ancien Directeur‐Adjoint du Programme des Nations Unies pour le développement à Genève.